Voici un extrait des paroles de François CHENG dans son très
beau livre « D’où jaillit le
chant ».
Ces mots m’inspirent, je souhaite vous les faire partager.
«Nous voici bien loin de toute recherche
de joliesse. Il ne s’agit pas de décorer un cadre d’existence mais bien de
chercher à pénétrer le cœur de la vie. Nous sommes en Chine, où une fleur
à peindre n’est pas considérée comme un simple objet « pittoresque »,
où les oiseaux ne parlent à l’âme du poète qu’autant que ce dernier, sans
s’arrêter au bariolage et aux chamarrures de leur plumage, s’est préparé à
recevoir d’eux le secret message de vie dont ils sont, en notre faveur, les
dépositaires inespérés. Même sous le règne de Hui-zong, à l’apogée de
l’académie impériale, alors que l’accent était mis sur l’observation minutieuse
des détails formels, le propos du peintre était avant tout de capter l’esprit
des formes vivantes ; d’approcher le mystère des êtres même les plus
insignifiants (mais cette insignifiance est une feinte)à travers leurs gestes,
leurs attitudes, le rythme de leur existence au fil des saisons, leurs désirs
manifestes ou cachés, la juste mesure de ce qu’ils sont dans l’ordre de la
Création. Sous la robe de plume, flatteuse, sous la brillante apparence des
corolles, ils s’efforcent de saisir des « vertus » susceptibles de
résonner en son cœur : vertu de rigueur ou de grâce, de recueillement
dépouillé ou d’irrépressible élan. L’attention extrême qu’il porte aux détails
de ces êtres de modeste dimension ne vise qu’à susciter sur la soie ou le
papier une présence à la fois charnelle et concentrée dans son essence.
Cet art du regard proche, pure invite à
creuser le réseau délicat des formes de la vie, ne devait pas par bonheur, se
limiter à une unique période de l’histoire, si brillante fût-elle. Les artistes
de Song ne se sont pas contentés de peindre, ils ont écrit-on vient de les
citer-, ils ont aussi enseigné ; et la leçon qu’ils avaient à transmettre
ne s’est pas perdue avec eux. Les collections chinoises ont conservé
quelques-uns des cahiers de modèles qu’ils destinaient à leurs élèves. Heureux
élèves, qui d’emblée se voyaient introduits dans le secret des choses :
dans la confidence d’un cœur de pivoine ouvert sous le ciel, dans l’aveu
murmuré par le lotus à la surface de l’eau !... Même dans ces très sages
peintures d’école l’on peut voir s’incarner le grand rêve de la cosmologie
chinoise : Souffle primordial que canalise ici la moindre tige : jeu
du Yin et du Yang entre la face éclairée et la face ombreuse des feuilles, entraînés par la force invisible
mais centralement présente du vide médian ; mise en écho, d’un élément du
tableau à l’autre, de l’intime relation Terre-Ciel-Homme, toujours active au regard
de qui sait voir – et faire voir.
A nous de faire nôtre à présent, en
interrogeant la suite des temps, le regard de ces artistes qui ont compris, les
premiers sans doute (il y a mille ans de cela !) que la vue jamais ne
devrait cacher la vision. Et qu’atteindre à la vision, c’est être convié à
pénétrer la réalité d’un monde dont nous est enfin révélé le cœur : cette
part de l’invisible, du mystère. A nous avec eux de nous laisser conduire par
tout ce qui palpite et foisonne parmi les formes et dans le vide qui s’ouvre entre elles ; de déceler le lien subtil qui unit la sauterelle et la paume
ouverte de la feuille ; de prêter l’oreille au chant à deux voix de la
mésange et du magnolia mi- éclos ; de répondre à la rumeur qu’éveille chez
le petit peuple de l’étang la discrète prière des lotus, et que prolonge un vol
d’oies sauvages, là-bas, dans la hauteur des nues… »
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