MAÎTRES



V.S. MUTHUSWAMY PILLAÏ

(1921/1992)





consacra toute sa vie à l'enseignement, la composition et la chorégraphie.

Excellent rythmicien, il avait aussi le sens aigu de l'organisation de l'espace.

Il n'hésitait pas à modifier des détails de style. 

Il composait chaque jour de nouveaux Adavus.

Chaque disciple l'inspirait et le poussait à inventer sans cesse

de nouveaux pas, de nouvelles chorégraphies.

Il aimait à pousser le corps des danseurs dans des situations extrêmes.

Il était grisé par l'exécution rapide des mouvements.







C'était un homme simple et doté d'un grand sens de l'humour.

Il savait trouver en chacune sa spécificité

et poussait ses élèves à développer leur imagination.

Il faisait partie de la dernière génération 

des maîtres de danse de l'ancienne tradition.


Il a dû s'adapter à une organisation sociale nouvelle


pour continuer à faire vivre l'Art du Bharatanatyam.


*****


"En suivant le long corridor sombre qui menait à la petite salle de danse
à Mylapore chez mon maître,

je m'amusais souvent à approcher sans me faire entendre pour voler
quelques instants secrets.

Dans le noir, assis sur sa natte, il était là les yeux clos, tout à sa composition,
comptant sur ses doigts et sculptant le temps".


Le 24 octobre 1921, dans un petit village du sud de l' Inde, Muthuswamy Pillaï

est né dans une famille de musiciens, danseurs et nattuvanars.

Sa mère était musicienne, sa grand-mère danseuse.

Après le décès de sa mère, alors qu'il n'avait que 5 ans, 

Muthuswamy est confié à un grand oncle :

Vaitheeswarankoil Meenakshisundaram Pillaï. 

Il était nattuvanar . C'est auprès de lui que Muthuswamy commença son apprentissage.

Il grandit dans un environnement musical où il pratiquait le chant,

le violon, le nadeswaram, le thavil et le nattuvangam.

Il assistait à de nombreux récitals. 

Il acquit ainsi la grammaire du Bharatanatyam.



Muthuswamy jeune avec Guru Vaiteeswarankoil Pillaï et sa femme


Il apprendra les adavus avec Meenakshi Sundaram Pillaï,

puis deviendra disciple de Kattumanarkoil Muthukumarappa Pillaï :

guru des célèbres artistes Kamala (danseuse et actrice) et  Ram Gopal (danseur).

Il apprendra avec lui un margam

(suite de danses qui constitue un récital de Bharatanatyam).



Muthuswamy et Guru Kattumannarkoil Muthukumaran Pillaï


Après son mariage, Muthuswamy reste quelques années au village dans la maison

de ses beaux-parents : il y enseigne la danse et conduit des récitals.

Puis, il accepte l'invitation du directeur

K.Subrahmanyam (père de Padma Subrahmanyam)

  pour venir enseigner dans son école "Nrityodaya" à Madras.

Il chorégraphie aussi beaucoup pour le cinéma à cette époque.

Loin de son village, il acquiert une grande famille au sein des artistes renommés de Madras.

Dans les années 60, dans sa petite pièce à Mylapore,

juste derrière le temple Kapaleeswara, il est dans son élément :

entouré d'amis musiciens, il traverse des années extrêmement créatives.

Il explore la rythmique, créant un style unique.



East Mada street - Mylapore


Mais à la fin des années 60 et au début des années 70, 

il passe par quelques années de solitude :

peu de spectacles à cette époque. Son style est réputé difficile,

demandant un engagement physique total.

Muthuswamy n'aborde pas les chorégraphies

tant que les adavus ne sont pas parfaitement intégrés.

Son but n'est pas d’amener les élèves sur scène 

ni de faire des arangetram à tout prix, mais de former des danseurs.

Il conduit un danseur sur scène quand il estime qu'il est vraiment prêt.

L'endroit d'une grande sobriété où il enseigne

ne favorise sans doute pas la venue des élèves issues d'un milieu aisé.

C'est avec ses élèves françaises que Muthuswamy Pillaï va retrouver

dans la dernière partie de sa vie une certaine notoriété.

Il est le seul Maître de danse indien à recevoir

"l' Ordre des Arts et des Lettres" (Montpellier 1990). 

Au départ intrigué par notre venue en Inde,

il apprécie que nous venions de si loin pour faire du Bharatanatyam notre vocation.

Là uniquement pour apprendre, nous sommes volontaires, engagées et cela lui plait !

Il compose alors pour chacune individuellement et exploite au maximum notre potentiel.



V.S. Muthuswamy Pillaï et Kalpana 1983


Il nous a quitté en janvier 1992.



*****


KALANIDHI NARAYANAN 

(1928/2016)





Kalanidhi, avec une pointe de malice dans les yeux dit : 

"Quand je sens une élève vive et impatiente, je lui propose une pièce lente,

Si une autre est réservée, je vais plutôt lui proposer une pièce enjouée  !..."

Une manière de pousser à travailler sur soi, poser des défis, tester la patience !





Quand Kalanidhi est née, le 7 décembre 1928, sa mère Sumitra n'a que 15 ans.

Kalanidhi est l’aînée de 4 enfants, deux garçons et deux filles, 

un de ses frères et une de ses sœurs ne survivront pas.


Ils vivent dans la maison des grands-parents maternels à Bangalore 

mais après le décès de sa sœur, ils vont partir vivre à Chennaï.

Son grand-père paternel "Krishnaswamy" est directeur d'école 

mais aussi philosophe et artiste : c'est un violoniste renommé.



Sumitra (sa maman) et Ganapati (son papa)


Imprégnée par la musique dès son plus jeune âge,

bercée par le son du violon de son grand-père, c'est une enfant vive et enjouée.

De solides valeurs humaines et culturelles lui sont transmises.

Son père aussi est passionnée par la philosophie.

Une fois à la retraite, il consacrera son temps à l'étude du sanskrit,

écrira un ouvrage sur le "Vedanta".

Sa mère Sumitra chante, joue du violon et de la flûte.

Elle est particulièrement douée pour la musique.

La maison est ouverte à de nombreux artistes de l'époque,

comme M.S. Subbulakshmi, Dendapani Deshikar et bien d'autres encore.

Souvent les devadasis  Balasaraswati et Swarnasaraswati

 viennent leur rendre visite.

Elle baigne donc dans une ambiance propice à la danse.

A 7 ans, elle commence son apprentissage avec Mylapore Gowri Amma

et avec le nattuvanar Kannappa Mudaliar.




Les journées de la petite Kalanidhi sont bien remplies :

un cours de danse le matin avant de partir à l'école et,

en rentrant le soir, un cours de musique.

Elle commence déjà à danser sur scène à 11 ans.

A cette époque, pas d'arangetram :

c'est le maître qui décide si la danseuse est prête.




Son rêve est de devenir danseuse mais la vie en décidera autrement.

Elle a 15 ans et on lui parle de mariage...

Pendant 3 ans, les propositions n'aboutissent pas

à cause de sa carrière précoce de danseuse et le mode de vie qui en découle.



Sa maman Sumitra décède en avril 1947, des suites d'une opération.

Kalanidhi  épouse Narayanan le 6 juillet 1947 et arrête la danse. Elle a 19 ans.

Ils passeront des années heureuses et auront 3 fils : 

Prasad en 1948, Prakash en 1949 et Pratap en 1953.

Son mari n'est pas versé dans la musique et la danse

mais Kalanidhi continue le chant et pratique quand son mari n'est pas là.

C'est un ami de la famille : Y.G. Doraiswamy
(collectionneur d'Art, connaisseur de musique et de danse)

qui va ramener Kalanidhi vers la danse. 

Il sait à quel point elle est particulièrement douée dans l'art de l'abhinaya !

Elle se souvient détail après détail de cette journée en 1967 

où il viendra parler à son mari.

6 ans plus tard... Il arrive avec la danseuse Alarmel Valli

et demande à Kalanidhi de lui enseigner l'abhinaya.




Et voilà, après plus de 20 ans d'arrêt,

la voici qui reprend le chemin de la danse avec l'enseignement.

Son mari accepte à condition qu'elle n'enseigne pas aux hommes.

Nombreuses sont les danseuses renommées qui vont étudier avec Kalanidhi.

Anuradha, Bhanumati, Bragua, Hema,

Indira, Jamuna, Jayanti, Lavanya

Malavika Sarukkaï, Priyadarshini Govind...


Elle créera son école "Abhinaya Sudha" en 1981.



Cours chez Kalanidhi "Mamy"avec Malavika Sarukkai


Les cours sont individuels, elle en donne 6 à 8 par jour.



Cours avec Kalanidhy en 1998 


Parallèlement à l'enseignement, elle donne de nombreux

spectacles/démonstrations, des conférences dans le monde entier.



avec Kalanidhi en 2009



Quelle chance d'avoir eu de tels maîtres !


Je les remercie d'avoir été aussi exigeants et de m'avoir fait rapidement comprendre 


qu'il ne suffit pas d'apprendre pour savoir.


La danse est le chemin de toute une vie.



Kalpana





*Y.G. Doraiswamy a présidé mon arangetram le 29 novembre 1983.



*****






Août 1980 : première rencontre avec Kalanidhi "mami", j'ai 19 ans.


Je me souviens de cette rencontre comme si c'était hier.
Sur le toit aménagé en salle de danse, à Besant Nagar (Madras), 
chez Y.G. Doraisami* où Kalanidhi faisait venir secrètement du Kalakshetra 
Kamala Rani pour nous enseigner l'art du nattuvangam. 

Mon premier cours d'abhinaya, le premier padam : Ethanai Sonnaalum...

Comme je fus impressionnée ! 

Me suis sentie toute petite...

Je suis allée travailler avec elle la dernière fois en 2009.

Être élève, protégée de Kalanidhi était sensationnel.
Ses remarques pouvaient être sévères mais si justes. 
Kalanidhi était sincère avec ses élèves. 
 Elle nous adoptait, nous étions ses "enfants", elle nous prenait sous ses ailes,
elle nous a donné des ailes...

Merci pour toutes ces années d'émerveillement !

Merci de m'avoir guidée,

parlée avec tant de liberté,

soutenue dans les moments difficiles,

 encouragée avec tant de générosité.

L'inspiration demeure à jamais.






Pour cet hommage que j'ai souhaité lui rendre, j'ai demandé à Maïtreyi, Vasanta et Armelle 

d'écrire quelques mots, quelques lignes, voire plus...

Toutes les trois furent élèves de Kalanidhi.


Lors de sa première venue à Paris, au Festival d'Automne en 1981, 

MAÏTREYI  assiste Kalanidhi.
Elle l'accompagne au Théâtre du Soleil 
où elle viendra enseigner l'art de l'abhinaya aux comédiens.

VASANTA assiste Kalanidhi lors des stages qu'elle donne à Paris en 1981.
C'est Vasanta  qui m'a fait connaitre Kalanidhi.
Avant même que je parte la première fois en Inde, 
elle me conseille d'aller suivre son enseignement.

Avec ARMELLE nous sommes parties ensemble en septembre 1982 à Madras 
pour plusieurs années, chacune avec une bourse d'études.
Elle a aussi étudié avec V.S. Muthuswamy Pillaï. 
Nous avons beaucoup de souvenirs en commun,  
notamment les cours chez Kalanidhi mami !







KALANIDHI, UNE ACTRICE SANS PAROLES


Quand Y.G Doraisami, en 1973, a l'idée de lui demander de dépoussiérer l'art de l'abhinaya, Kalanidhi souhaite d'abord en retrouver la vivacité "naturelle" et intelligible.

Très vite, elle se trouve engagée sur le chemin de la recherche : ses souvenirs, ses lectures savantes, ses rencontres, tout concourt à l'éloigner doucement de la béatitude convenue pour privilégier l'être en chacune des héroïnes et chacune des interprètes. C'est ce qui rendra son enseignement incomparable.

Nos maîtres d'alors ne savaient pas toujours traduire la langue des poèmes vers l'anglais (notre langue de communication) et même pour les danseuses indiennes, passer du tamil au telugu et du sanskrit au kannada était loin d'être évident. Pour Kalanidhi, il n'était pas question de rabâcher sans comprendre. Elle a donc fait traduire ou traduit elle-même les padams qu'elle enseignait.

En 1975, sa maison et ses cours faisaient davantage penser à un atelier expérimental qu'à une institution ou un conservatoire. Il faut dire que son travail avec nous, ses élèves occidentales de la première génération, lui a donné la possibilité d'un questionnement plus large (nous posions des questions), d'une plus grande liberté pour proposer un vaste choix d'interprétations moins strictement dévotionnelles. Non sans courage pour l'époque, elle a fait très clairement la part belle à l'érotisme et au désir qui sous-tendent certains padams.

Elle ne demandait pas de "croire" mais de jouer, de tenir le rôle de ces héroïnes stéréotypées, classifiées, et de leur donner une vie neuve.
Par la grâce d'une imagination inépuisable, elle pouvait broder sans fin sur les situations les plus convenues et humaniser les personnages divins. Plus proches, plus familiers, ils devenaient des partenaires de jeu.

Pas d'excès dans l'interprétation mais toujours la quête de la lisibilité et de la précision. Pour cela elle se faisait conteuse et trouvait dans sa narration intérieure intarissable les ressources d'une expression toujours renouvelée. Elle n'hésitait pas à bousculer la syntaxe de la phrase pour en rendre le sens au plus près, bannissant le mot à mot ; elle semblait avoir le temps de respirer, comprendre, agir, commenter, tout cela en quelques secondes.

Ses gestes, suspendus parfois, n'étaient que prétendument ébauchés car ils dessinaient à la perfection l'état qui les avait suscités. Les expressions filaient sur son visage sans la moindre grimace comme les reflets de son monde intérieur. Elle était juste, toujours juste, parce qu'abandonnée à l'instant T de la narration. Sa spontanéité était en fait une grande maîtrise jusque dans le mouvement de ses paupières qui plus ou moins abaissées suffisaient à colorer un état.

Danseuse, elle avait su installer ses personnages dans l'espace de la danse sans qu'il fût nécessaire de se déplacer : diagonales où inscrire le corps d'un simple épaulement, adresse au public ou à un interlocuteur imaginaire, tout était en place... même en position assise.




Avec ses yeux immenses, son nez altier et sa bouche spirituelle, 
elle était loin des canons de beauté de la danseuse idéale et s'en fichait. 
Le glamour, ce n'était pas pour elle mais il y avait dans ses yeux 
la lumière d'une générosité sans borne, de l'insolence dans la courbe de son nez, 
une tendresse enfantine sur ses lèvres et par dessus-tout
 la jeunesse intacte d'un cœur rompu depuis des siècles aux émois de l'amour.

Nous l'aimions.


Maïtreyi






KALANIDHI : trésor (nidhi) des arts (kala)



Tout le monde sait aujourd'hui que Kalanidhi Narayanan était dépositaire d'un répertoire exceptionnel qu'elle reçut à un moment charnière de l'histoire du Bharata Natyam. Elle avait consigné dans des cahiers des centaines de padams et de javalis. 

Mais qu'aurions-nous fait de ces compositions, même dûment notées, si elle ne les avait pas non seulement engrangées dans son esprit, mais aussi abritées dans son corps et dans son cœur ?

Car la mémoire de la danse ne se trouve pas dans la notation des chorégraphies, elle n'existe pleinement que si elle est actualisée dans une pratique vivante. 

Malgré les quelques décennies passées loin du monde de la danse, Kalanidhi nous restitue toute la richesse de ces répertoires. Comme par magie, les poèmes-musiques jaillissent naturellement d'elle, fleurissent dans un geste de main, un regard, une inclinaison de la tête, toujours avec cette sobriété raffinée, marque de la beauté classique. Elle revient à la danse à l'âge où habituellement on se retire, et témoigne ainsi qu'une grande tradition se vit de l'intérieur et n'existe pas seulement sous les feux de la rampe.



Kalanidhi présentée par Maïtreyi à la Chapelle de la Sorbonne en 1981.


Je la découvre en 1981 à la chapelle de la Sorbonne lors d'une conférence-démonstration accompagnée par Maïtreyi qui la présente. C'est un monde nouveau et merveilleux qui s'ouvre à moi : je n'aurais jamais imaginé qu'on puisse rendre ainsi les nuances infinies des émotions humaines. Quelle force d'expression avec des moyens aussi simples ! 

Lorsque je rentre chez moi ce soir là, émerveillée, dans ma petite chambre de bonne du boulevard St-Michel, comment aurais-je pu savoir que j'irais vivre à Madras un an plus tard, et qu'elle accepterait d'être mon professeur d'abhinaya quatre années durant ?

Elle enseignait à chacune avec patience et une extrême gentillesse, ne marquant aucune différence entre les danseuses déjà reconnues ou les débutantes, les Indiennes ou les Occidentales. Bien que nous ayons des maîtres de danse différents, nous étions toutes les "filles" de Kalanidhi Mami. Elle ne donnait que des cours particuliers, attentive aux particularités de chacune, elle prenait le temps d'expliquer dans le détail. Mais surtout, elle montrait et remontrait sans cesse, et chaque fois comme si c'était la première fois, devant nos yeux subjugués.

De cela en particulier je ne remercierai jamais assez.

Kalanidhi  était notre trésor vivant d'abhinaya.

Armelle





"Ma Mami, mon amie, ma mie, tu as toujours été là pour me soutenir, 


m'aimer, m'encourager, m'aider, me faire rire, m'éblouir, me conseiller, me consoler...


Tu as toujours été là,  présente même lorsque tu étais loin pour m'inspirer.


Tes grands yeux me parlent, je te vois, c'est l'émoi.


Tu es là, toujours là.


Banu padmanu vala..."



Vasanta Flo








Y.G Doraisamy Brillant et raffiné, ce brahmane Iyengar d'une largeur de vue exceptionnelle a fait oeuvre de pionnier dans la renaissance des arts en Inde en particulier celle du Bharata Natyam. Doué d'un humour tantôt tendre tantôt corrosif, célèbre pour sa courtoisie et sa générosité sans égale, son énergie et ses ressources à encourager et promouvoir le théâtre, la musique et la danse dans l'Inde du sud, il était aussi un connaisseur passionné d'iconographie, de peinture et de sculpture.








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