dimanche 17 février 2013

Le Temps Sculpté




Le danseur est celui qui sait sculpter le temps


« Concrètement en dilatant ou en syncopant ses actions, il sculpte le temps en lui donnant un rythme. A l’ origine, nous trouvons le mot grec  rhythmos dont la racine réos signifie « flux, courant » de rêins « couler ».
Rythme signifie littéralement « manière particulière de s’écouler ».
Le danseur nous rend sensible l’écoulement du temps que nous percevons habituellement de manière abstraite. Le rythme matérialise la durée d’une action à travers une ligne de tensions homogènes et variées. Il crée une attente ou une expectative. Nos sens le perçoivent comme une pulsation, une projection vers quelque chose que souvent l’on ignore, un écoulement qui se produit en se modifiant, une continuité qui se nie elle-même. En sculptant le temps, le rythme en fait un temps-en-vie

Qui dit rythme, dit aussi silence et pause. La pause ou le silence forment le substrat sur lequel se développe le rythme. Si on a pas conscience du silence ou de la pause, il n’y a pas de rythme et ce qui différencie deux rythmes, ce n’est pas le son ou le bruit produits mais la façon dont sont organisés le silence ou la pause.
Le secret d’un rythme-en-vie, comme les vagues de la mer, les feuilles dans le vent, les flammes du feu, se trouve dans les pauses. Ce ne sont pas des arrêts statiques mais des transitions, des transformations d’une action à l’autre. L’une se termine et s’arrête une fraction de seconde créant un élan qui entraîne l’action suivante.

La seule façon de fuir les schémas et les stéréotypes est de créer des silences dynamiques : énergie dans le temps. Quand la pause-transition perd sa pulsation retenue, prête à poursuivre, elle se fige et elle meurt. La transition dynamique devient une pause statique.
Il faut apprendre jusqu'où on peut dilater les pauses transitions. Elles permettent au danseur d’enchaîner ses actions et en modelant chaque détail/action d’une séquence, elles modèlent et dirigent également la perception du spectateur.

En général, le danseur sait bien quel va être son action suivante. Alors qu’il réalise une action, il pense déjà à la suivante. Il anticipe mentalement mais ceci implique automatiquement un processus physique qui se répercute sur son dynamisme et est perçu par la sensation cénesthésique* du spectateur…
Comment le danseur, qui connait la suite des actions qu’il devra accomplir, peut-il à la fois être présent dans chaque action et faire jaillir la suivante comme une surprise pour lui et le spectateur ?

Il doit accomplir l’action tout en la niant. Il existe plusieurs façons de nier une action. Au lieu de continuer dans la direction prévisible, on peut changer de cap. On peut commencer en sens inverse. On peut ralentir l’action tout en respectant la précision de son dessein. On peut dilater les pauses-transitions. Accomplir une action tout en la niant signifie créer en son sein une infinité de micro rythmes.

Ce qui oblige de s’impliquer totalement dans l’acte que l’on exécute.

Alors l’action suivante naîtra comme une surprise pour soi-même et pour le spectateur ! »

*Cet effet se fonde sur la cénesthésie : la conscience que nous avons de notre corps et de ses tensions. Elle nous permet également de percevoir la qualité des tensions chez l’autre. C’est un radar physiologique qui nous permet de détecter les élans et les intentions et nous pousse à réagir avant toute intervention du mental.

Eugenio Barba  « L’énergie qui danse »